Bourguiba : sans des esprits éclairés et un Etat fort, la démocratie mène au chaos social et politique


5 Février 2017

Il s’agit d’une conversation entre Habib Bourguiba et Jean Daniel, rapportée par celui-ci. Elle date de 1965 et à la lire, elle est d’une actualité brulante. Face à un Jean Daniel à la condescendance et à l’idéalisme débordants, Bourguiba réplique par une démonstration digne d’un homme d’Etat à la fois pragmatique et progressiste, qui connaît mieux que quiconque la nature de sa civilisation et la psychologie de son peuple. Selon le fondateur de la Tunisie moderne, la démocratie sans un Etat fort et sans des esprits affranchis et responsables, mène droit vers l’anarchie arabe, l’individualisme, le tribalisme et les sectes absolutistes. Exactement la condition de la Tunisie aujourd’hui !


Jean Daniel : « Bourguiba a le regret d'accuser les intellectuels anticolonialistes qui auparavant l'avaient tant aidé. Ces intellectuels encouragent, selon lui, les tentations les plus rétrogrades des peuples libérés. Il déclare que la civilisation arabo-islamique qui a été la première, en son temps, et qui a connu son âge d'or, est sans doute secouée aujourd'hui par un réveil politique mais non pas une renaissance intellectuelle ».

Il reprend sa thèse: « Si nous avons été colonisés, c'est que nous étions colonisables, c'est que notre civilisation s'est affaissée. Or au lieu de nous aider à reconquérir l'énergie intellectuelle passée, les prétendus amis intellectuels des arabes n'ont qu'indulgence et admiration pour leur état d'affaissement. Ils font l'éloge de nos différences! Ah, ces différences! C'est pour vous de l'exotisme, vous venez ici comme vous allez au zoo et vous nous trouvez bien doux, bien gentils. »

Jean Daniel : Je lui ai demandé pourquoi son gouvernement se laissait aller à interdire les journaux, ce qui ne se faisait jamais d'habitude. Il ne m'a pas répondu directement. Il m'a raconté, une fois encore, sa vie. A l'entendre, ce qui l'avait le plus obsédé dans son existence, c'est de créer un État. « Ceux qui ont déjà un état, me disait-il, ne savent pas ce que c'est de ne pas en avoir. Une fois que l'État existe avec sa force, ses institutions, ses grands commis, ses rites, bientôt ses traditions, alors on peut lui trouver bien des défauts, on peut organiser des contre-pouvoirs, on peut décentraliser, bref on peut faire de la démocratie. Mais faire précéder la constitution par le respect luxueux de toutes les règles démocratiques occidentales, c'était autoriser les dérives arabes de l'individualisme, de la division, du tribalisme et des sectes absolutistes. »

« Vous parlez de journaux? Mais quand vous critiquez l'État français, le toit ne tremble pas sur les massives colonnes du temple. Alors qu'il suffit d'un souffle pour que les roseaux qui soutiennent notre jeune état soient secoués. Quand je vois des sociologues venir admirer chez nous tout ce qui est à l'origine de notre affaissement sous le prétexte qu'il ne faudrait pas nous occidentaliser, alors je me demande si l'on ne veut pas maintenir des barrières entre vous et nous. Je me suis battu toute ma vie pour arracher à la pensée arabe cette volonté d'absolu et cette part de rêve, qui se conjuguent pour la rendre inopérante en politique. Tous ces gens qui me parlent de différences veulent me fabriquer au contraire, des jeunes tunisiens qui ressembleront à tous les jeunes musulmans du monde! Or, à l'intérieur du monde arabo-musulman, l'idéal d'un jeune tunisien, c'est d'avoir une identité propre, c'est d'être tunisien. »

Présentation Lilia Ben Rejeb
Source Fondation Habib Bourguiba.