Pour l’ancien patron de la DGSE, Ennahda est impliquée dans l’attentat du Bardo


21 Mars 2015

Dans cette interview accordée à Marianne, Alain Chouet affirme que « Ces attentats sont le prolongement de la stratégie politique d'Ennahda ». Ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE, Alain Chouet est un spécialiste du monde arabe et du terrorisme islamiste, il est l’auteur de plusieurs études académiques. Dernier ouvrage paru, « Au cœur des services spéciaux. Menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers », entretiens avec Jean Guisnel, édition La Découverte, 2011, de « La sagesse de l’Espion », paru il y a un an aux éditions L’œil Neuf.


Alain Chouet, ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE.
Vingt et une personnes sont mortes dans l'attaque, mercredi à Tunis, du musée Bardo. Une attaque opportunément revendiquée jeudi par l'Etat Islamique. Ancien responsable de la DGSE et grand connaisseur du monde arabe, Alain Chouet, fait une lecture politique de ces attentats dans lesquels ils voient une continuation terroriste de la politique du parti islamiste Ennahda au pouvoir en Tunisie de 2011 à 2014.

Marianne : Alors que la Tunisie était parfois présentée comme un modèle de transition post-révolutionnaire, une attaque a frappé des civils en Tunisie, au cœur même de la capitale. Comment comprenez-vous cette attaque terroriste ?

Alain Chouet : J’ai écrit il y a déjà quelque temps que les Frères musulmans ne se résoudraient pas comme ça à perdre un pouvoir qu’ils guignaient depuis cent ans. S’ils perdaient pied, il était évident qu’ils reviendraient à leur bonne vieille stratégie de violence et de terrorisme. Ennahda a plutôt bien préparé son arrivée au pouvoir en Tunisie, mais ils se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient pas tenir parce que la Tunisie est un pays très particulier dans le monde arabe.

Marianne : C’est-à-dire ?

Alain Chouet : La Tunisie est l’un des rares pays arabes où  il y a ce que l’on appelle chez nous une « société civile » : un important tissu associatif, un mouvement syndical structuré et une vraie classe moyenne laïque. Ennahda est arrivé au pouvoir en s’appuyant essentiellement sur les classes les plus pauvres, mais s'est révélé incapable de gérer un pays en crise structurelle comme l’est la Tunisie. Cependant, avant de quitter le pouvoir, ses dirigeants ont voté tout un train de lois fiscales qui visaient à neutraliser cette classe moyenne, à la ruiner. Et les technocrates qui ont succédé à Ennahda ont du mal à revenir sur ces mesures car ils apparaîtraient comme un pouvoir au service des riches.

Pour moi, ces attentats ne sont finalement qu’un prolongement terroriste de la stratégie politique d’Ennahda qui consiste à couper le pays du reste du monde. La Tunisie ne vit que de ses capacités d’interactions avec le reste du monde et en particulier avec l’Occident. Elle n’a pas de ressources autonomes. Cela a été la stratégie permanente des Frères musulmans partout où ils ont agi : couper les ponts avec le monde extérieur dans un objectif de prendre le pouvoir sans que personne ne puisse intervenir. Cela a été écrit noir sur blanc par Saïd Qotb, le grand penseur des Frères musulmans.

Marianne : Vous faîtes donc un lien direct entre Ennahda et les mouvements terroristes ? Ennahda a pourtant « condamner fortement tout acte de violence contre la Tunisie et ses visiteurs »...

Alain Chouet : Evidemment, les politiques occidentaux qui ont fait le pari d’un islamisme politique « modéré » en se satisfaisant de l’arrivée au pouvoir d’Ennahda ont joué un jeu très dangereux. La quasi totalité des Tunisiens salafistes sont issus des Frères musulmans, c’est-à-dire la mouvance d’Ennahda. Cette mouvance a largement profité de cet enfumage, assez classique dans les mouvements fascistes, qui visait à montrer qu’il y avait les bons islamistes et les mauvais, mais dans les faits, ils roulent dans le même wagon. Il n’y a pas d’islamiste hard ou soft, l’islamisme est un bloc homogène. Faire une distinction entre un islamisme fréquentable et un islamisme infréquentable consiste à nier la nature même de l’islamisme. Ennahda est l’archétype de cette nébuleuse islamiste.
 
Marianne : Pourtant, pendant longtemps, la Tunisie n’a pas été considérée comme une terre de djihad…

Alain Chouet : Tout ça était plutôt bien tenu sous Ben Ali parce que tout opposant était immédiatement coffré. Le paradoxe de ça, c’est que la seule possibilité d’opposition était justement d’être islamiste. Cela a créé beaucoup de militantisme à ce niveau notamment parmi les couches sociales les plus pauvres.

On estime aujourd’hui qu’il y a 3 000 tunisiens dans les rangs de l’Etat islamique en Syrie et que 500 sont déjà revenus. On va se retrouver confronté à ce que l’on avait connu en Algérie dans les années 90, c’est ce que l’on appelait à l’époque « les Afghans arabes » qui étaient des militants arabes qui avaient rejoint les moudjahidins afghans qui sont revenus semer la terreur en Algérie. C’est peu ou prou la même chose. L’Etat islamique, lentement, est quand même en train de perdre pied sur son terrain d’origine. Mais ses militants vont servir de main d’œuvre active pour les islamistes politiques dans certains pays, notamment du Maghreb.

Ce qui est symptomatique de cela, c’est que l’Etat islamique a déjà revendiqué cet attentat, cela relève de la pure communication et de l’opportunisme mais le mouvement a tout intérêt à donner l’impression, à l’extérieur, qu’il a des capacités de projection lointaines, des militants partout dans le monde. Parce que c'est un marqueur d’une certaine puissance.

Marianne : La Tunisie est-elle en situation de faire face à une telle menace ?

Alain Chouet : L’armée en Tunisie n’a jamais été quelque chose de très important sur le plan militaire, même si c’est un peu différent sur le plan économique. D’autant que les différents pouvoirs, que ce soit Bourguiba ou Ben Ali, ont toujours privilégié les forces de police et de sécurité par rapport à l’armée. Les Tunisiens sont un peuple pacifique et l'on doit s'en réjouir. Mais l’une des conséquences de la « révolution du jasmin » a été de démanteler la police de Ben Ali et ses services de renseignement, ce qui pouvait se concevoir car la Tunisie était devenue un état tellement policier que c’en était devenu insupportable pour tout le monde. Mais on ne reconstruit pas une police, une armée, globalement une politique de sécurité en une semaine. Surtout quand on est situé entre le chaos libyen et l’Algérie qui n’est pas si calme qu’on le dit. D’ailleurs l’Algérie sécurise la frontière avec la Tunisie dans le Nord du pays mais dans le sud, il n’y a plus personne ni du côté algérien ni du côté tunisien...

Propos recueillis par Régis Soubrouillard, dans Marianne du 20 mars 2015.

A consulter dans nos archives, l’interview exclusive d’Alain Chouet publiée dans TS en 2012 :
http://www.tunisie-secret.com/Pour-Alain-Chouet-ex-DGSE--les-Americains-n-ont-pas-informe-la-France-de-leur-projet-en-Tunisie_a122.html