La question de la consommation des insectes est encore taboue. Du moins en Europe. Elle fait débat à Bruxelles, où un lobby, l’International Platform for Insect for Food and Feed (IPIFF), défend sa légalisation.
Syrine Chaalala a travaillé dans l’humanitaire avant de se consacrer à la santé animale et la sécurité alimentaire au sein de la Food and Agriculture Organization, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. En 2013, elle est envoyée par cette instance à Madagascar car l’île subit une invasion dévastatrice: des criquets migrateurs ruinent les cultures d’une population déjà démunie. Alors qu’elle gère le programme de lutte antiacridienne (anti criquets) des Nations unies, Syrine fait venir son mari Mohamed Gastli, ancien ingénieur chimiste, diplômé de l’université de Toulouse. Tous deux assistent, dépités, à une éradication de criquets "à coup de biopesticides", se rappelle Mohamed. "Il y avait d’un côté des montagnes de criquets gaspillés et de l’autre une population touchée par la faim." Alors que les Malgaches perçoivent les criquets uniquement comme une menace, des experts de la FAO étudient la question de leur consommation par l’homme.
Les chercheurs de l’Onu sont en quête de solutions nouvelles comme ils le soulignent dans le rapport qu’ils publient quelques semaines après la crise malgache. "D’ici 2030, plus de 9 milliards de personnes devront être nourries, écrivent-ils, tout comme les milliards d’animaux élevés chaque année pour l’alimentation, les loisirs et comme animaux de compagnie.
En outre, des facteurs externes tels que la pollution des sols et de l’eau dus à la production animale intensive et le surpâturage conduisant à la dégradation des forêts, contribuent au changement climatique et à d’autres effets néfastes sur l’environnement." Ils estiment que "le recours aux insectes, en tant qu’aliment pour l’aquaculture et l’élevage de volailles, se généralisera probablement au cours de la prochaine décennie." Selon ces experts de la FAO, l’insecte serait une des sources de protéines les plus prometteuses.
Leur rapport, intitulé Contribution des insectes à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance et à l’environnement connaît un succès inédit. Il sera téléchargé 7 millions de fois sur Internet et n’échappera pas à Mohamed ni à Syrine qui décident de se lancer dans cette culture avant-gardiste dès 2014.
"Le criquet prend beaucoup de place et a un cycle de reproduction trop long, explique Syrine. Il faut deux à trois mois au minimum ce qui implique des dépenses énergétiques et un espace de production importants. Et puis, ça saute, ça fait du bruit, ce n’est pas très pratique. De plus, il y a de sérieux concurrents asiatiques qui font cela depuis des décennies." Après des recherches et des analyses, leur choix se porte sur la mouche soldat noire, un insecte qui ne transmettrait aucune maladie à l’homme. L’explication est simple. Syrine détaille: "A l’état adulte la mouche soldat ne possède pas de partie buccale. Elle ne fait que s’hydrater et se reproduire." Pas de nourriture, donc pas de microbes.
De son côté, Mohamed Gastli réfléchit depuis longtemps à la question du recyclage des déchets: "Les fruits et légumes qu’on jette, ce sont des protéines. Or, aujourd’hui, soit on les transforme en énergie avec la méthanisation soit sous forme de compost et on les retourne à la terre. Mais pourquoi aucune méthode ne permet-elle de les transformer en protéines consommables?" La mouche soldat a un cycle de reproduction court (trois semaines), elle est capable de recycler les déchets et, elle produit une quantité importante de protéines avec un rendement optimal. "Dans 150 m2, on arrive à produire l’équivalent en protéines d’un champ de soja de 150 hectares", tranche Mohamed.
Des mouches à la place des moutons
Le couple d’entrepreneurs se lance dans l’élevage de larves de mouches soldat. Le climat tunisien est très propice à cette culture qui résiste mal au froid. "En plus, ajoute Mohamed, les résidus maraîchers et de primeurs ne sont pas valorisés en Tunisie, il n’existe pas de recyclage organisé pour la matière organique comme en France."
Ces restes sont donc gratuits. Reste à aller les chercher. Le couple démarre son élevage dans un garage familial à Hammamet avec une tente moustiquaire et un réchaud. Les vendeurs de fruits et légumes de la région sont surpris de voir débarquer ces jeunes diplômés et ravis de leur donner les déchets organiques dont ils ne font rien. Petit à petit, le garage se transforme en ferme. La famille possède aussi trois hectares d’oliviers près de Nabeul et une étable. "On s’est fait voler 40 moutons le jour de l’Aïd par un type qui les a vendus trois fois à trois personnes différentes, se souvient l’entrepreneur. On a vidé la ferme et on a remplacé les moutons par des mouches."
Aujourd’hui, nextProtein est une société de droit français basée à Orsay, où se trouve l’incubateur technologique IncubAlliance, qui les a aidés au départ à structurer le projet. Syrine et Mohamed ont lancé une campagne de financement participatif – le montant recherché est de 750 000 euros – sur Anaxago, une plateforme dédiée aux startups et aux PME. Moyennant un ticket minimum de 2000 euros, toute personne qui le souhaite peut participer à la levée de fonds. Parmi leurs investisseurs on trouve Xavier Niel mais aussi de nombreux anonymes.
"Notre filiale de production en Tunisie produit désormais 30 kilos d’insectes par jour en consommant 200 à 300 kilos de déchets et matières organiques ainsi recyclés, explique Syrine. Le site est habité par une colonie vivante de 100 000 mouches soldat qui produisent 1 million de larves par jour."
Un potentiel économique énorme
Qu’en font-ils ? "Après la ponte des œufs et leur incubation, le grossissement des larves se fait sur la matière organique. A partir de là, par tamisage nous récupérons un fertilisant, c’est notre premier produit commercialisé. Ce mélange d’excréments de mouches et de résidus de matière organique forme un fertilisant "bio" que nous vendons à 100 euros le kilo. Les larves quant à elles sont ensuite transformées en extrait d’huile ou de farine protéinée. Les deux produits sont vendus à l’industrie de nutrition animale à plus de 1 000 euros la tonne."
Qui s’en nourrit? Les saumons norvégiens et canadiens, la truite arc-en-ciel du Pays basque, la crevette asiatique. On en trouve aussi dans des aliments pour animaux de compagnie, chiens et chats. Mohamed et Syrine surveillent de près l’évolution de la législation à Bruxelles. Si la consommation par l’homme est encore interdite en Europe, certains insectes sont néanmoins disponibles sous forme de snacks. On peut en trouver au BHV ou bien les commander sur un site de vente d’insectes comestibles.
En attendant, les entrepreneurs font la tournée des industriels. "Tout le monde est à la recherche d’une nouvelle protéine, confie Mohamed. Celles du moment, ce sont les petits pois ou les micro-algues. Les insectes aussi les intéressent car le potentiel est énorme."
Le rêve de Syrine Chaalala et de Mohamed Gastli est de créer des dizaines de fermes d’insectes partout en Afrique pour nourrir poulets, porcs et poissons. C’est déjà le cas en Egypte, au Nigeria, au Bénin ou en Côte d’Ivoire. A terme, Syrine aimerait aussi monter une ONG pour apprendre aux fermiers à recycler leurs déchets et à produire leurs propres protéines. Ainsi, "Ils ne seraient plus dépendants des industriels de l’alimentation animale", dit-elle.
Paris Match, du 05 octobre 2016
Syrine Chaalala a travaillé dans l’humanitaire avant de se consacrer à la santé animale et la sécurité alimentaire au sein de la Food and Agriculture Organization, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. En 2013, elle est envoyée par cette instance à Madagascar car l’île subit une invasion dévastatrice: des criquets migrateurs ruinent les cultures d’une population déjà démunie. Alors qu’elle gère le programme de lutte antiacridienne (anti criquets) des Nations unies, Syrine fait venir son mari Mohamed Gastli, ancien ingénieur chimiste, diplômé de l’université de Toulouse. Tous deux assistent, dépités, à une éradication de criquets "à coup de biopesticides", se rappelle Mohamed. "Il y avait d’un côté des montagnes de criquets gaspillés et de l’autre une population touchée par la faim." Alors que les Malgaches perçoivent les criquets uniquement comme une menace, des experts de la FAO étudient la question de leur consommation par l’homme.
Les chercheurs de l’Onu sont en quête de solutions nouvelles comme ils le soulignent dans le rapport qu’ils publient quelques semaines après la crise malgache. "D’ici 2030, plus de 9 milliards de personnes devront être nourries, écrivent-ils, tout comme les milliards d’animaux élevés chaque année pour l’alimentation, les loisirs et comme animaux de compagnie.
En outre, des facteurs externes tels que la pollution des sols et de l’eau dus à la production animale intensive et le surpâturage conduisant à la dégradation des forêts, contribuent au changement climatique et à d’autres effets néfastes sur l’environnement." Ils estiment que "le recours aux insectes, en tant qu’aliment pour l’aquaculture et l’élevage de volailles, se généralisera probablement au cours de la prochaine décennie." Selon ces experts de la FAO, l’insecte serait une des sources de protéines les plus prometteuses.
Leur rapport, intitulé Contribution des insectes à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance et à l’environnement connaît un succès inédit. Il sera téléchargé 7 millions de fois sur Internet et n’échappera pas à Mohamed ni à Syrine qui décident de se lancer dans cette culture avant-gardiste dès 2014.
"Le criquet prend beaucoup de place et a un cycle de reproduction trop long, explique Syrine. Il faut deux à trois mois au minimum ce qui implique des dépenses énergétiques et un espace de production importants. Et puis, ça saute, ça fait du bruit, ce n’est pas très pratique. De plus, il y a de sérieux concurrents asiatiques qui font cela depuis des décennies." Après des recherches et des analyses, leur choix se porte sur la mouche soldat noire, un insecte qui ne transmettrait aucune maladie à l’homme. L’explication est simple. Syrine détaille: "A l’état adulte la mouche soldat ne possède pas de partie buccale. Elle ne fait que s’hydrater et se reproduire." Pas de nourriture, donc pas de microbes.
De son côté, Mohamed Gastli réfléchit depuis longtemps à la question du recyclage des déchets: "Les fruits et légumes qu’on jette, ce sont des protéines. Or, aujourd’hui, soit on les transforme en énergie avec la méthanisation soit sous forme de compost et on les retourne à la terre. Mais pourquoi aucune méthode ne permet-elle de les transformer en protéines consommables?" La mouche soldat a un cycle de reproduction court (trois semaines), elle est capable de recycler les déchets et, elle produit une quantité importante de protéines avec un rendement optimal. "Dans 150 m2, on arrive à produire l’équivalent en protéines d’un champ de soja de 150 hectares", tranche Mohamed.
Des mouches à la place des moutons
Le couple d’entrepreneurs se lance dans l’élevage de larves de mouches soldat. Le climat tunisien est très propice à cette culture qui résiste mal au froid. "En plus, ajoute Mohamed, les résidus maraîchers et de primeurs ne sont pas valorisés en Tunisie, il n’existe pas de recyclage organisé pour la matière organique comme en France."
Ces restes sont donc gratuits. Reste à aller les chercher. Le couple démarre son élevage dans un garage familial à Hammamet avec une tente moustiquaire et un réchaud. Les vendeurs de fruits et légumes de la région sont surpris de voir débarquer ces jeunes diplômés et ravis de leur donner les déchets organiques dont ils ne font rien. Petit à petit, le garage se transforme en ferme. La famille possède aussi trois hectares d’oliviers près de Nabeul et une étable. "On s’est fait voler 40 moutons le jour de l’Aïd par un type qui les a vendus trois fois à trois personnes différentes, se souvient l’entrepreneur. On a vidé la ferme et on a remplacé les moutons par des mouches."
Aujourd’hui, nextProtein est une société de droit français basée à Orsay, où se trouve l’incubateur technologique IncubAlliance, qui les a aidés au départ à structurer le projet. Syrine et Mohamed ont lancé une campagne de financement participatif – le montant recherché est de 750 000 euros – sur Anaxago, une plateforme dédiée aux startups et aux PME. Moyennant un ticket minimum de 2000 euros, toute personne qui le souhaite peut participer à la levée de fonds. Parmi leurs investisseurs on trouve Xavier Niel mais aussi de nombreux anonymes.
"Notre filiale de production en Tunisie produit désormais 30 kilos d’insectes par jour en consommant 200 à 300 kilos de déchets et matières organiques ainsi recyclés, explique Syrine. Le site est habité par une colonie vivante de 100 000 mouches soldat qui produisent 1 million de larves par jour."
Un potentiel économique énorme
Qu’en font-ils ? "Après la ponte des œufs et leur incubation, le grossissement des larves se fait sur la matière organique. A partir de là, par tamisage nous récupérons un fertilisant, c’est notre premier produit commercialisé. Ce mélange d’excréments de mouches et de résidus de matière organique forme un fertilisant "bio" que nous vendons à 100 euros le kilo. Les larves quant à elles sont ensuite transformées en extrait d’huile ou de farine protéinée. Les deux produits sont vendus à l’industrie de nutrition animale à plus de 1 000 euros la tonne."
Qui s’en nourrit? Les saumons norvégiens et canadiens, la truite arc-en-ciel du Pays basque, la crevette asiatique. On en trouve aussi dans des aliments pour animaux de compagnie, chiens et chats. Mohamed et Syrine surveillent de près l’évolution de la législation à Bruxelles. Si la consommation par l’homme est encore interdite en Europe, certains insectes sont néanmoins disponibles sous forme de snacks. On peut en trouver au BHV ou bien les commander sur un site de vente d’insectes comestibles.
En attendant, les entrepreneurs font la tournée des industriels. "Tout le monde est à la recherche d’une nouvelle protéine, confie Mohamed. Celles du moment, ce sont les petits pois ou les micro-algues. Les insectes aussi les intéressent car le potentiel est énorme."
Le rêve de Syrine Chaalala et de Mohamed Gastli est de créer des dizaines de fermes d’insectes partout en Afrique pour nourrir poulets, porcs et poissons. C’est déjà le cas en Egypte, au Nigeria, au Bénin ou en Côte d’Ivoire. A terme, Syrine aimerait aussi monter une ONG pour apprendre aux fermiers à recycler leurs déchets et à produire leurs propres protéines. Ainsi, "Ils ne seraient plus dépendants des industriels de l’alimentation animale", dit-elle.
Paris Match, du 05 octobre 2016