1° Dans votre livre « La face cachée de la révolution tunisienne" vous expliquiez que la Révolution de Jasmin avait été en fait téléguidée par Washington. Deux ans après, avez-vous toujours la conviction que cette révolution" était un projet impérial?
Mezri Haddad- Dans ce livre publié en septembre 2011 à Tunis d’abord et en France par la suite, j’ai défendu la thèse suivant laquelle les événements de décembre 2010- janvier 2011 traduisaient une révolte sociale identique à celle de janvier 1984, qui a d’ailleurs fait plus de morts qu’en 2011, et identique aussi à celle de janvier 1978. A elles seules, ces deux révoltes ont fait près de 1000 morts, mais on ne les a pas appelé des « martyrs » ! Pas plus qu’on n’avait considéré la « révolte du pain » de 1984, ou la révolte syndicale et estudiantine de 1978 comme étant des révolutions. Toute l’imposture est là. Pour répondre à votre question, deux ans après, je suis plus que jamais convaincu que la « révolution du jasmin » était une imposture médiatique et politique qui a été pour les Américains l’occasion idéale de mettre en branle leur projet de Grand Moyen-Orient. Cela ne signifie point que Washington a appuyé sur un bouton pour provoquer cette révolte. Celle-ci avait des causes endogènes et parfaitement objectives : le chômage des jeunes, la paupérisation des régions défavorisées et, surtout la cupidité sans limites des familles régnantes. Cette crise sociale aurait pu finir par un heureux compromis entre le régime, l’opposition et la société civile, comme en 1978 et en 1984. Mais, grâce à leurs relais au sein de l’opposition, de l’armée dite nationale et des cyber-collabos, les services américains ont provoqué la chute du régime à des fins stratégiques dépassant de loin les enjeux en Tunisie.
2° Selon vous, la Tunisie s'inscrit-elle dans le calendrier impérial et néo-conservateur donné par le général Wesley Clark?
En réalité, le « printemps arabe », c’est-à-dire le Grand Moyen-Orient, envisagé dans l’anticipation du bras de fer inexorable entre les USA, la Chine et la Russie pour le leadership du monde, n’a pas commencé en Tunisie en 2010 mais en Irak en 2003. On est passé du hard power pour faire tomber Saddam Hussein, au soft power pour faire tomber Ben Ali. La Tunisie devait être l’étincelle pour allumer la poudrière arabe et provoquer le « désordre créatif » cher à Condolizza Rice. Le fameux « printemps arabe » devait se réactiver en Tunisie non guère parce que c’est le régime le plus dictatorial du monde arabe, le plus injuste socialement et le plus fragile économiquement. C’est plutôt le contraire : comparé aux autres pays, c’était le régime le plus libéral, le moins injuste socialement et le plus prospère économiquement. C’est pour cette raison que la Tunisie a été retenue comme le laboratoire idéal par les stratèges de l’agenda néo-conservateur. C’est-à-dire le maillon faible pour constituer l’arc géopolitique sunnite, ou plus exactement l’axe islamo-atlantiste Rabat-Alger-Tunis-Tripoli-le Caire-Damas…Contrairement à ce qui a été dit dans les médias mainstream, ce qui s’est passé en Tunisie n’était pas une révolte de la pauvreté mais de la richesse et de la croissance mal partagées entre les différentes strates sociales et entre les régions géographiques. Dans les dix dernières années, notre PIB était 40% supérieur à celui du Maroc et de l’Egypte, 19% supérieur à celui de l’Algérie. L’économie tunisienne se portait nettement mieux que l’économie grecque, portugaise, espagnole ou chypriote.
3° Comment expliquez-vous le soutien des Américains (et des Occidentaux) aux "islamistes" des différents pays arabes (Tunisie, Egypte, Libye, Syrie)?
Les origines de ce soutien remontent loin dans l’histoire. Que ce soit en Arabie pour briser l’empire ottoman ou en Inde pour son implosion et sa partition, les Anglais ont toujours joué l’islamisme contre le nationalisme. Les premiers Etats confessionnels et de type islamiste sont l’Arabie Saoudite (1932) et le Pakistan (1947), au grand désespoir de Gandhi qui croyait à l’unité géographique de l’Inde dans la diversité confessionnelle. Par ailleurs, les services de sa majesté ont joué un rôle important dans la naissance des Frères musulmans en 1928, précisément pour affaiblir le Wafd, principal mouvement nationaliste égyptien qui luttait contre le colonialisme britannique. Les Américains ont hérité des Anglais cette politique machiavélique. Ils ont soutenu les Frères musulmans contre Nasser, le MTI (mouvement islamiste tunisien) contre Bourguiba ; ils ont salué la révolution iranienne en 1979, comme ils ont soutenu le FIS contre le FLN. En Afghanistan, comme par la suite en Tchétchénie, ils ont financé et armé la « résistance » islamiste pour achever l’URSS. Les relations entre islamisme et impérialisme obéissent donc une vieille alliance stratégique. Après le « printemps arabe » et même avant, les Américains ne pouvaient pas trouver meilleurs alliés que les islamistes. Je dirai même que c’est pour sceller définitivement cette alliance entre le dollar et la charia que le « printemps arabe » a vu le jour.
4° Les actions des salafistes d'un côté et des FEMEN (mouvements féministes radicaux de l'autre) participent-ils de la déstabilisation de la Tunisie orchestrée de l'extérieur? Si oui quels sont les pays qui sont derrière ces mouvements ?
La Tunisie a été déstabilisée avant l’apparition de ces symptômes d’une société malade, ayant perdue ses repères identitaires. C’est la « révolution du jasmin » qui a charrié cette boue. L’antagonisme radical entre salafistes et FEMEN, entre la burka et les seins en l’air, résume l’état de délabrement politique et moral de la Tunisie et consacre la décadence d’un pays exposé à toutes les subversions. Les Tunisiens, gouvernants comme gouvernés, peuple comme élite, sont les seuls responsables de cette situation. Les pays qui peuvent orchestrer ce genre de mouvement ne font que profiter d’une conjoncture propice à toutes les subversions, selon leur propre agenda et pour préserver leurs propres intérêts. Lorsque la souveraineté d’un pays n’a plus de sens, y compris pour son « élite » gouvernante et opposante, alors toutes les absurdités et les afflictions deviennent possibles et la société finit par s’en accommoder progressivement... jusqu’au réveil douloureux !
5° Quel est le rôle précis du Qatar en Tunisie, au Mali (avec Aqmi) et en Syrie avec l'ASL?
Même si certains de mes compatriotes, qui ont été dans l’hystérie pseudo-révolutionnaire, ont du mal à le reconnaitre par fierté déplacée, le rôle du Qatar dans la déstabilisation de la Tunisie a été déterminant. Mais cet émirat n’a pas obligé les Tunisiens à détruire les acquis d’un demi-siècle d’indépendance. Peu initiés à la politique, encore moins à la géopolitique, mes compatriotes ont cru avoir réalisé la plus grande révolution dans l’histoire de l’humanité. Les médias occidentaux ont salué notre « courage » incomparable et flatté notre ego surdimensionné, et nous y avons cru. C’est souvent par l’appât de la liberté que certains peuples se font conduire à l’abattoir et creusent leur propre tombe. Le Qatar n’a fait que répondre aux exigences américaines en essayant de consolider ses propres intérêts. Rached Ghannouchi a parfaitement eu raison de déclarer publiquement que « le Qatar était notre partenaire dans la révolution ». Il sait de quoi il parle ! Au Mali et dans d’autres pays africains de Tombouctou à Dakar, le Qatar suscite depuis cinq ans des conflits ethniques ou confessionnels au profit exclusif de l’islamo-wahhabisme, estampillé AQMI ou Boko Haram. Cette stratégie était parfaitement visible sauf pour les Etats occidentaux qui faisaient semblant de ne rien voir. Mieux vaut tard que jamais, la France a fini par comprendre ce péril qui menace ses propres intérêts en Afrique et qui pourrait même, à moyen et long termes, se manifester à l’intérieur de l’hexagone ! Une telle prise de conscience ne guide pas encore la politique française en Syrie. En soutenant l’ASL, ce ramassis de mercenaires, d’anciens esclaves de Ben Laden, de djihadistes offshore et de barbares wahhabites, tous armés et financés par l’Arabie Saoudite et le Qatar, la France ne contribue pas à la victoire de la démocratie et à la chute de la dictature, comme voudrait le faire croire la propagande, mais au triomphe de l’obscurantisme partout dans le monde arabe.
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6° Comment expliquez-vous qu'un régime d'inspiration islamique (Enhada) puisse accepter d'endetter son pays auprès de la Banque Mondiale, du FMI... N'est-ce pas contradictoire avec les préceptes de la religion musulmane et de l’économie islamique ?
Je ne sais pas ce que l’on entend par « économie islamique » et banques islamiques. Je sais en revanche que tout dans les dogmes islamistes est contraire aux préceptes de l’Islam qui est le mien. Il faut réaliser une bonne fois pour toute que l’islamisme est une « religion séculière » dans le sens que Raymond Aron assignait à ce concept, c’est-à-dire une idéologie totalitaire semblable au communisme et au nazisme. Par définition même, l’islamisme est une idéologie théocratique et totalitaire. Comme je l’écris depuis 25 ans, le triomphe de l’islamisme en tant que doctrine politique amorce le déclin de l’islam en tant que religion. C’est un processus long, universel et dialectique qui a été remarquablement décrit par Tocqueville, avec la notion de déchristianisation, et par Max Weber avec la notion de désenchantement. Rien ne me surprend donc dans les orientations économiques et politiques d’Ennahda : ni sa soumission aux oukases du FMI, ni sa volonté de privatiser toutes les entreprises étatiques à moindre frais et au profit du Qatar et des Etats-Unis, ni sa permission aux Américains d’établir la base militaire que Ben Ali leur a refusé…
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7° Quelle est votre analyse sur l'assassinat de Chokri Belaid, opposant au régime Tunisien ?
Je n’ai pas d’analyse à faire mais un constat à établir : comme Tarek Mekki avant lui, Chokri Belaïd a été éliminé dès qu’il a commencé à mettre en cause la règle du jeu imposée par la puissance « libératrice », à la volonté de laquelle tout le monde s’est soumis. Chokri Belaïd a signé son acte de mort dès qu’il a dénoncé l’hégémonisme qatarien en Tunisie. Maintenant, qui a ordonné et planifié son exécution, est une question à laquelle il est difficile de répondre avec précision. Dans un pays qui a perdu sa souveraineté et où les services de renseignement d’une vingtaine de pays arabes et occidentaux agissent impunément, et où, aussi, des organisations islamo-terroristes ont délocalisé leurs activités, tout peut arriver.
8° Quel avenir voyez-vous pour la Tunisie et pour l'ensemble des nations arabes ?
A long terme, dans dix, vingt ou peut-être trente ans, la Tunisie retrouvera la paix civile, recouvrira sa souveraineté, reprendra le train de la Modernité dans une société sécularisée et au sein d’un Etat authentiquement démocratique. Mais auparavant, elle sera brulée au feu de l’intégrisme et subira les affres de l’anarchisme et de l’insécurité. La « révolution du jasmin » a réveillé ce que l’illustre Bourguiba -qui connaissait si bien la psychologie de son peuple- appelait le « démon numide », c’est-à-dire la tentation anarchiste et la prédisposition au désordre. Mais dans sa longue et cruelle histoire depuis les phéniciens, la Tunisie a toujours eu des sursauts rédempteurs. Elle a été anéantie plusieurs fois, mais à chaque destruction, elle a pu renaitre de ses cendres. C’est tout le sens de mon livre « Carthage ne sera jamais détruite », publié en France en 2002 et dans lequel je mettais déjà en garde aussi bien le gouvernement que l’opposition de la situation que nous vivons actuellement. Pour le reste du monde arabe, je crains le pire : embrasement et partition de la Libye, insécurité en Egypte, démembrement définitif et irréversible de l’Irak, continuation de la guerre en Syrie qui pourrait s’étendra au Liban, tentatives de déstabilisation de l’Algérie, basculement de la Jordanie dans l’islamisme « modéré » à la manière marocaine… Avec le printemps dit arabe, le monde arabo-musulman est entré dans un cycle d’instabilité chronique dont nul ne peut pour le moment anticiper les dégâts, encore moins envisager l’issu. Lorsque j’ai parlé dans mon livre, « La face cachée de la révolution tunisienne », de Sykes-Picot 2, beaucoup m’ont pris pour un adepte de la « théorie du complot », un concept inventé par les comploteurs pour anesthésier les cons qui ne connaissent pas l'Histoire, ni la géopolitique, ni même la politique. Depuis l'édition de ce livre en 2011, plusieurs analystes parlent de Sykes-Picot 2, y compris Mohamed Hassanine Haykel. Je ne peux que m’en réjouir.
9° Que répondez-vous à vos détracteurs qui vous accusent d'être un agent de Ben Ali ou d'être un "islamophobe" ?
Ce sont des accusations propres aux sociétés intellectuellement sous-développées et psychologiquement malades. Pour l’islamophobie, c’est une invention conceptuelle de certains philo-islamistes occidentaux soi-disant sensibles au racisme anti-musulman, qui était réel après le 11 septembre 2001. Ce néologisme est devenu par la suite l’arme fatale des islamistes contre les laïcs et les réformistes, ainsi que pour interdire toute critique d’une religion supposée parfaite, en oubliant que la perfection fige la Raison et tue la Foi. Pour eux, si je considère l’islamisme comme une subversion de l’Islam et comme une véritable nécrose de la civilisation, je suis un islamophobe. Cela n’impressionne pas l’homme de foi que j’ai toujours été. Reste l’accusation d’être un agent de Ben Ali. Si par « agent » on désigne un homme qui, après avoir été l’un des tout premiers opposants à Ben Ali – devançant Ghannouchi et Marzouki-, avant de réaliser qu’une alliance tactique avec ce régime était nettement préférable à un pacte avec une opposition phagocytée par l’islamisme et par certains services de renseignement étrangers, et bien j’en assume le choix et endosse pleinement la responsabilité. Mieux encore, je suis fier d’avoir été l’ambassadeur du dernier Etat souverain et moderniste, même s’il fut autoritaire. Je préfère être « l’agent » de Ben Ali que l’agent de cheikh Hamad, de John McCain, ou de l’hirondelle du « printemps arabe », Hillary Clinton. Je ne regrette pas un seul instant d’avoir cru, comme avant moi Mohamed Charfi, Dali Jazy, Abdelbakhi Hermassi, Serge Adda…, au réformisme et au gradualisme démocratique. Ce que je regrette en revanche, c’est de n’avoir pas eu l’influence que certains conseillers stupides et conservateurs avaient auprès de Ben Ali. Je regrette de n’avoir pas réussi, depuis 2001, à convaincre Ben Ali de déverrouiller la presse, d’éradiquer la corruption, d’assainir la justice, d’élargir le multipartisme, de prendre en considération les revendications de la jeunesse…, autant de réformes que je préconisais dans mon livre de 2002, « Carthage ne sera pas détruite ». Pour ceux qui douteraient de ce combat que j’ai mené dans la solitude et en subissant très souvent les coups bas des caciques du RCD et des bouledogues du palais, ils n’ont qu’à lire ce livre qui a été publié en France. C’est écrit noir sur blanc.
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10° Envisagez-vous de revenir sur le devant de la scène politique en Tunisie ?
Même si à ce jour, je suis resté indépendant des partis et des idéologies, comme je l’ai toujours été toute ma vie, je n’ai pas quitté la scène politique tunisienne, au grand dam des mercenaires et des nouveaux politiciens de pacotille. Dès février 2011, j’ai appelé à la constitution d’un mouvement néo-bourguibiste, mais je n’ai pas été entendu par cette classe politique qui était encore dans le délire pseudo-révolutionnaire. Pour l’instant, je soutiens indistinctement Kamel Morjane et Béji Caïd Essebsi, dont j’espère une entente cordiale et une alliance stratégique. Aujourd’hui, je ne conçois mon « action politique » que par le travail intellectuel, qui est par définition même solitaire. Depuis janvier 2011, par la parole et par la plume, je pense avoir contribué au réveil patriotique des Tunisiens en leur révélant la face cachée de la « révolution du jasmin ». Tant que j’en aurais l’énergie et la volonté, je continuerai dans ce sens. Dans cette inflation politicienne, dans cette métastase d’ambitions politiques, dans cette frénésie présidentielle, je préfère me réfugier dans ce domaine où il n’y a ni précipitation ni concurrence : celui de la philosophie et de la réflexion politique. Dans ce domaine, facebook, internet et vidéo auto-glorificatrices qui sont bons pour cultiver le narcissisme et amuser la populace, ne sont d’aucune utilité. Seule la connaissance réelle de l’histoire et des enjeux géopolitiques est sollicitée pour fixer dans le marbre certaines vérités. N’avons-nous pas appris du Coran que :
فَأَمَّا ٱلزَّبَدُ فَيَذْهَبُ جُفَآءً وَأَمَّا مَا يَنفَعُ ٱلنَّاسَ فَيَمْكُثُ فِي ٱلأَرْضِ
Désenchanté et revenant de son utopie, Platon disait bien à la fin de sa vie, dans sa fameuse Lettre VII, que « La philosophie est le refuge des âmes bien nées, qui n’ont pas voulu, n’ont pas pu, ou n’ont pas su faire de la politique ».
Tunisie-Secret
Mezri Haddad- Dans ce livre publié en septembre 2011 à Tunis d’abord et en France par la suite, j’ai défendu la thèse suivant laquelle les événements de décembre 2010- janvier 2011 traduisaient une révolte sociale identique à celle de janvier 1984, qui a d’ailleurs fait plus de morts qu’en 2011, et identique aussi à celle de janvier 1978. A elles seules, ces deux révoltes ont fait près de 1000 morts, mais on ne les a pas appelé des « martyrs » ! Pas plus qu’on n’avait considéré la « révolte du pain » de 1984, ou la révolte syndicale et estudiantine de 1978 comme étant des révolutions. Toute l’imposture est là. Pour répondre à votre question, deux ans après, je suis plus que jamais convaincu que la « révolution du jasmin » était une imposture médiatique et politique qui a été pour les Américains l’occasion idéale de mettre en branle leur projet de Grand Moyen-Orient. Cela ne signifie point que Washington a appuyé sur un bouton pour provoquer cette révolte. Celle-ci avait des causes endogènes et parfaitement objectives : le chômage des jeunes, la paupérisation des régions défavorisées et, surtout la cupidité sans limites des familles régnantes. Cette crise sociale aurait pu finir par un heureux compromis entre le régime, l’opposition et la société civile, comme en 1978 et en 1984. Mais, grâce à leurs relais au sein de l’opposition, de l’armée dite nationale et des cyber-collabos, les services américains ont provoqué la chute du régime à des fins stratégiques dépassant de loin les enjeux en Tunisie.
2° Selon vous, la Tunisie s'inscrit-elle dans le calendrier impérial et néo-conservateur donné par le général Wesley Clark?
En réalité, le « printemps arabe », c’est-à-dire le Grand Moyen-Orient, envisagé dans l’anticipation du bras de fer inexorable entre les USA, la Chine et la Russie pour le leadership du monde, n’a pas commencé en Tunisie en 2010 mais en Irak en 2003. On est passé du hard power pour faire tomber Saddam Hussein, au soft power pour faire tomber Ben Ali. La Tunisie devait être l’étincelle pour allumer la poudrière arabe et provoquer le « désordre créatif » cher à Condolizza Rice. Le fameux « printemps arabe » devait se réactiver en Tunisie non guère parce que c’est le régime le plus dictatorial du monde arabe, le plus injuste socialement et le plus fragile économiquement. C’est plutôt le contraire : comparé aux autres pays, c’était le régime le plus libéral, le moins injuste socialement et le plus prospère économiquement. C’est pour cette raison que la Tunisie a été retenue comme le laboratoire idéal par les stratèges de l’agenda néo-conservateur. C’est-à-dire le maillon faible pour constituer l’arc géopolitique sunnite, ou plus exactement l’axe islamo-atlantiste Rabat-Alger-Tunis-Tripoli-le Caire-Damas…Contrairement à ce qui a été dit dans les médias mainstream, ce qui s’est passé en Tunisie n’était pas une révolte de la pauvreté mais de la richesse et de la croissance mal partagées entre les différentes strates sociales et entre les régions géographiques. Dans les dix dernières années, notre PIB était 40% supérieur à celui du Maroc et de l’Egypte, 19% supérieur à celui de l’Algérie. L’économie tunisienne se portait nettement mieux que l’économie grecque, portugaise, espagnole ou chypriote.
3° Comment expliquez-vous le soutien des Américains (et des Occidentaux) aux "islamistes" des différents pays arabes (Tunisie, Egypte, Libye, Syrie)?
Les origines de ce soutien remontent loin dans l’histoire. Que ce soit en Arabie pour briser l’empire ottoman ou en Inde pour son implosion et sa partition, les Anglais ont toujours joué l’islamisme contre le nationalisme. Les premiers Etats confessionnels et de type islamiste sont l’Arabie Saoudite (1932) et le Pakistan (1947), au grand désespoir de Gandhi qui croyait à l’unité géographique de l’Inde dans la diversité confessionnelle. Par ailleurs, les services de sa majesté ont joué un rôle important dans la naissance des Frères musulmans en 1928, précisément pour affaiblir le Wafd, principal mouvement nationaliste égyptien qui luttait contre le colonialisme britannique. Les Américains ont hérité des Anglais cette politique machiavélique. Ils ont soutenu les Frères musulmans contre Nasser, le MTI (mouvement islamiste tunisien) contre Bourguiba ; ils ont salué la révolution iranienne en 1979, comme ils ont soutenu le FIS contre le FLN. En Afghanistan, comme par la suite en Tchétchénie, ils ont financé et armé la « résistance » islamiste pour achever l’URSS. Les relations entre islamisme et impérialisme obéissent donc une vieille alliance stratégique. Après le « printemps arabe » et même avant, les Américains ne pouvaient pas trouver meilleurs alliés que les islamistes. Je dirai même que c’est pour sceller définitivement cette alliance entre le dollar et la charia que le « printemps arabe » a vu le jour.
4° Les actions des salafistes d'un côté et des FEMEN (mouvements féministes radicaux de l'autre) participent-ils de la déstabilisation de la Tunisie orchestrée de l'extérieur? Si oui quels sont les pays qui sont derrière ces mouvements ?
La Tunisie a été déstabilisée avant l’apparition de ces symptômes d’une société malade, ayant perdue ses repères identitaires. C’est la « révolution du jasmin » qui a charrié cette boue. L’antagonisme radical entre salafistes et FEMEN, entre la burka et les seins en l’air, résume l’état de délabrement politique et moral de la Tunisie et consacre la décadence d’un pays exposé à toutes les subversions. Les Tunisiens, gouvernants comme gouvernés, peuple comme élite, sont les seuls responsables de cette situation. Les pays qui peuvent orchestrer ce genre de mouvement ne font que profiter d’une conjoncture propice à toutes les subversions, selon leur propre agenda et pour préserver leurs propres intérêts. Lorsque la souveraineté d’un pays n’a plus de sens, y compris pour son « élite » gouvernante et opposante, alors toutes les absurdités et les afflictions deviennent possibles et la société finit par s’en accommoder progressivement... jusqu’au réveil douloureux !
5° Quel est le rôle précis du Qatar en Tunisie, au Mali (avec Aqmi) et en Syrie avec l'ASL?
Même si certains de mes compatriotes, qui ont été dans l’hystérie pseudo-révolutionnaire, ont du mal à le reconnaitre par fierté déplacée, le rôle du Qatar dans la déstabilisation de la Tunisie a été déterminant. Mais cet émirat n’a pas obligé les Tunisiens à détruire les acquis d’un demi-siècle d’indépendance. Peu initiés à la politique, encore moins à la géopolitique, mes compatriotes ont cru avoir réalisé la plus grande révolution dans l’histoire de l’humanité. Les médias occidentaux ont salué notre « courage » incomparable et flatté notre ego surdimensionné, et nous y avons cru. C’est souvent par l’appât de la liberté que certains peuples se font conduire à l’abattoir et creusent leur propre tombe. Le Qatar n’a fait que répondre aux exigences américaines en essayant de consolider ses propres intérêts. Rached Ghannouchi a parfaitement eu raison de déclarer publiquement que « le Qatar était notre partenaire dans la révolution ». Il sait de quoi il parle ! Au Mali et dans d’autres pays africains de Tombouctou à Dakar, le Qatar suscite depuis cinq ans des conflits ethniques ou confessionnels au profit exclusif de l’islamo-wahhabisme, estampillé AQMI ou Boko Haram. Cette stratégie était parfaitement visible sauf pour les Etats occidentaux qui faisaient semblant de ne rien voir. Mieux vaut tard que jamais, la France a fini par comprendre ce péril qui menace ses propres intérêts en Afrique et qui pourrait même, à moyen et long termes, se manifester à l’intérieur de l’hexagone ! Une telle prise de conscience ne guide pas encore la politique française en Syrie. En soutenant l’ASL, ce ramassis de mercenaires, d’anciens esclaves de Ben Laden, de djihadistes offshore et de barbares wahhabites, tous armés et financés par l’Arabie Saoudite et le Qatar, la France ne contribue pas à la victoire de la démocratie et à la chute de la dictature, comme voudrait le faire croire la propagande, mais au triomphe de l’obscurantisme partout dans le monde arabe.
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6° Comment expliquez-vous qu'un régime d'inspiration islamique (Enhada) puisse accepter d'endetter son pays auprès de la Banque Mondiale, du FMI... N'est-ce pas contradictoire avec les préceptes de la religion musulmane et de l’économie islamique ?
Je ne sais pas ce que l’on entend par « économie islamique » et banques islamiques. Je sais en revanche que tout dans les dogmes islamistes est contraire aux préceptes de l’Islam qui est le mien. Il faut réaliser une bonne fois pour toute que l’islamisme est une « religion séculière » dans le sens que Raymond Aron assignait à ce concept, c’est-à-dire une idéologie totalitaire semblable au communisme et au nazisme. Par définition même, l’islamisme est une idéologie théocratique et totalitaire. Comme je l’écris depuis 25 ans, le triomphe de l’islamisme en tant que doctrine politique amorce le déclin de l’islam en tant que religion. C’est un processus long, universel et dialectique qui a été remarquablement décrit par Tocqueville, avec la notion de déchristianisation, et par Max Weber avec la notion de désenchantement. Rien ne me surprend donc dans les orientations économiques et politiques d’Ennahda : ni sa soumission aux oukases du FMI, ni sa volonté de privatiser toutes les entreprises étatiques à moindre frais et au profit du Qatar et des Etats-Unis, ni sa permission aux Américains d’établir la base militaire que Ben Ali leur a refusé…
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7° Quelle est votre analyse sur l'assassinat de Chokri Belaid, opposant au régime Tunisien ?
Je n’ai pas d’analyse à faire mais un constat à établir : comme Tarek Mekki avant lui, Chokri Belaïd a été éliminé dès qu’il a commencé à mettre en cause la règle du jeu imposée par la puissance « libératrice », à la volonté de laquelle tout le monde s’est soumis. Chokri Belaïd a signé son acte de mort dès qu’il a dénoncé l’hégémonisme qatarien en Tunisie. Maintenant, qui a ordonné et planifié son exécution, est une question à laquelle il est difficile de répondre avec précision. Dans un pays qui a perdu sa souveraineté et où les services de renseignement d’une vingtaine de pays arabes et occidentaux agissent impunément, et où, aussi, des organisations islamo-terroristes ont délocalisé leurs activités, tout peut arriver.
8° Quel avenir voyez-vous pour la Tunisie et pour l'ensemble des nations arabes ?
A long terme, dans dix, vingt ou peut-être trente ans, la Tunisie retrouvera la paix civile, recouvrira sa souveraineté, reprendra le train de la Modernité dans une société sécularisée et au sein d’un Etat authentiquement démocratique. Mais auparavant, elle sera brulée au feu de l’intégrisme et subira les affres de l’anarchisme et de l’insécurité. La « révolution du jasmin » a réveillé ce que l’illustre Bourguiba -qui connaissait si bien la psychologie de son peuple- appelait le « démon numide », c’est-à-dire la tentation anarchiste et la prédisposition au désordre. Mais dans sa longue et cruelle histoire depuis les phéniciens, la Tunisie a toujours eu des sursauts rédempteurs. Elle a été anéantie plusieurs fois, mais à chaque destruction, elle a pu renaitre de ses cendres. C’est tout le sens de mon livre « Carthage ne sera jamais détruite », publié en France en 2002 et dans lequel je mettais déjà en garde aussi bien le gouvernement que l’opposition de la situation que nous vivons actuellement. Pour le reste du monde arabe, je crains le pire : embrasement et partition de la Libye, insécurité en Egypte, démembrement définitif et irréversible de l’Irak, continuation de la guerre en Syrie qui pourrait s’étendra au Liban, tentatives de déstabilisation de l’Algérie, basculement de la Jordanie dans l’islamisme « modéré » à la manière marocaine… Avec le printemps dit arabe, le monde arabo-musulman est entré dans un cycle d’instabilité chronique dont nul ne peut pour le moment anticiper les dégâts, encore moins envisager l’issu. Lorsque j’ai parlé dans mon livre, « La face cachée de la révolution tunisienne », de Sykes-Picot 2, beaucoup m’ont pris pour un adepte de la « théorie du complot », un concept inventé par les comploteurs pour anesthésier les cons qui ne connaissent pas l'Histoire, ni la géopolitique, ni même la politique. Depuis l'édition de ce livre en 2011, plusieurs analystes parlent de Sykes-Picot 2, y compris Mohamed Hassanine Haykel. Je ne peux que m’en réjouir.
9° Que répondez-vous à vos détracteurs qui vous accusent d'être un agent de Ben Ali ou d'être un "islamophobe" ?
Ce sont des accusations propres aux sociétés intellectuellement sous-développées et psychologiquement malades. Pour l’islamophobie, c’est une invention conceptuelle de certains philo-islamistes occidentaux soi-disant sensibles au racisme anti-musulman, qui était réel après le 11 septembre 2001. Ce néologisme est devenu par la suite l’arme fatale des islamistes contre les laïcs et les réformistes, ainsi que pour interdire toute critique d’une religion supposée parfaite, en oubliant que la perfection fige la Raison et tue la Foi. Pour eux, si je considère l’islamisme comme une subversion de l’Islam et comme une véritable nécrose de la civilisation, je suis un islamophobe. Cela n’impressionne pas l’homme de foi que j’ai toujours été. Reste l’accusation d’être un agent de Ben Ali. Si par « agent » on désigne un homme qui, après avoir été l’un des tout premiers opposants à Ben Ali – devançant Ghannouchi et Marzouki-, avant de réaliser qu’une alliance tactique avec ce régime était nettement préférable à un pacte avec une opposition phagocytée par l’islamisme et par certains services de renseignement étrangers, et bien j’en assume le choix et endosse pleinement la responsabilité. Mieux encore, je suis fier d’avoir été l’ambassadeur du dernier Etat souverain et moderniste, même s’il fut autoritaire. Je préfère être « l’agent » de Ben Ali que l’agent de cheikh Hamad, de John McCain, ou de l’hirondelle du « printemps arabe », Hillary Clinton. Je ne regrette pas un seul instant d’avoir cru, comme avant moi Mohamed Charfi, Dali Jazy, Abdelbakhi Hermassi, Serge Adda…, au réformisme et au gradualisme démocratique. Ce que je regrette en revanche, c’est de n’avoir pas eu l’influence que certains conseillers stupides et conservateurs avaient auprès de Ben Ali. Je regrette de n’avoir pas réussi, depuis 2001, à convaincre Ben Ali de déverrouiller la presse, d’éradiquer la corruption, d’assainir la justice, d’élargir le multipartisme, de prendre en considération les revendications de la jeunesse…, autant de réformes que je préconisais dans mon livre de 2002, « Carthage ne sera pas détruite ». Pour ceux qui douteraient de ce combat que j’ai mené dans la solitude et en subissant très souvent les coups bas des caciques du RCD et des bouledogues du palais, ils n’ont qu’à lire ce livre qui a été publié en France. C’est écrit noir sur blanc.
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10° Envisagez-vous de revenir sur le devant de la scène politique en Tunisie ?
Même si à ce jour, je suis resté indépendant des partis et des idéologies, comme je l’ai toujours été toute ma vie, je n’ai pas quitté la scène politique tunisienne, au grand dam des mercenaires et des nouveaux politiciens de pacotille. Dès février 2011, j’ai appelé à la constitution d’un mouvement néo-bourguibiste, mais je n’ai pas été entendu par cette classe politique qui était encore dans le délire pseudo-révolutionnaire. Pour l’instant, je soutiens indistinctement Kamel Morjane et Béji Caïd Essebsi, dont j’espère une entente cordiale et une alliance stratégique. Aujourd’hui, je ne conçois mon « action politique » que par le travail intellectuel, qui est par définition même solitaire. Depuis janvier 2011, par la parole et par la plume, je pense avoir contribué au réveil patriotique des Tunisiens en leur révélant la face cachée de la « révolution du jasmin ». Tant que j’en aurais l’énergie et la volonté, je continuerai dans ce sens. Dans cette inflation politicienne, dans cette métastase d’ambitions politiques, dans cette frénésie présidentielle, je préfère me réfugier dans ce domaine où il n’y a ni précipitation ni concurrence : celui de la philosophie et de la réflexion politique. Dans ce domaine, facebook, internet et vidéo auto-glorificatrices qui sont bons pour cultiver le narcissisme et amuser la populace, ne sont d’aucune utilité. Seule la connaissance réelle de l’histoire et des enjeux géopolitiques est sollicitée pour fixer dans le marbre certaines vérités. N’avons-nous pas appris du Coran que :
فَأَمَّا ٱلزَّبَدُ فَيَذْهَبُ جُفَآءً وَأَمَّا مَا يَنفَعُ ٱلنَّاسَ فَيَمْكُثُ فِي ٱلأَرْضِ
Désenchanté et revenant de son utopie, Platon disait bien à la fin de sa vie, dans sa fameuse Lettre VII, que « La philosophie est le refuge des âmes bien nées, qui n’ont pas voulu, n’ont pas pu, ou n’ont pas su faire de la politique ».
Tunisie-Secret